J'entrai comme on s'égare dans un rêve humide, poussé par un mélange d'innocence et d'effroi, cette hésitation douce-amère qui ne sait pas si elle veut franchir le seuil ou fuir avant d'être avalée. J'avais laissé la porte entrouverte. Pas par oubli, mais parce qu'un morceau de mon être refusait d'accepter l'idée de rester enfermée pour toujours. Dans ma poche, les clés tintaient doucement, râpant l'intérieur de mon jean comme un poids supplémentaire que je n'avais pas choisi.
L'air, presque décomposé, m'enveloppa. Une odeur de bois vieilli, saturé, mariée à une fraîcheur de pierre humide. L'odeur de quelque chose de plus ancien que moi, quelque chose qui avait existé bien avant mes questions. Sous mes pieds, chaque planche du parquet semblait s'accorder avec mes pas, craquant comme si elles se consultaient sur le ton à adopter face à mon intrusion. Et, étrangement, j'avançai, au ralenti, guidée par je ne sais quoi — peut-être juste ma propre curiosité, ou ce truc trop humain de vouloir toucher ce qui fait mal.
Mon regard fut attiré par un premier objet sous verre, comme un chuchotement venu d'une autre époque.
Derrière la vitre apparaissait un piédestal simple et sans prétention, mais qui semblait exiger du respect malgré lui. Comme s'il savait que quelque chose d'important y avait été déposé. Une boussole y reposait, petite et rouillée, si abîmée que son utilité était devenue une question purement théorique. Sous la lumière blême qui filtrait, ses aiguilles ne s'animaient pas. Pas de tremblement, pas de mouvement nerveux — juste… rien. Une immobilité trop consciente d'elle-même.
Je restai figée moi aussi, les bras croisés, observant ce drôle d'objet avec une émotion difficile à décrire. Elle ressemblait étrangement à ce que je voyais dans un miroir, parfois tard le soir, quand la maison est un peu trop silencieuse et que mes pensées s'emballent. Cette boussole, c'était moi. Gelée dans un entre-deux, quelque part entre l'avant — quand les rires affleuraient, quand les choses importantes semblaient se passer ailleurs, dans un jargon flou mais lointain, hors de ma portée — et l'après, où tout était devenu froid et tranchant, rempli de non-dits qui collaient les murs comme un mauvais papier peint impossible à arracher.
Grandir, je croyais que ça voulait dire comprendre. Mais non : c'était juste se perdre encore et encore.
Lentement, je levai les yeux vers le sommet de la vitrine, comme si j'attendais une réponse suspendue dans la poussière. Mais elle demeura muette. Ce que je cherchais ici — s'il y avait vraiment quelque chose à chercher — ne m'apparaîtrait pas si vite. Je frissonnai, puis me redressai brusquement. Il fallait continuer.
Un grincement léger résonna dans l'air, venu de je ne sais où, comme si quelque chose ou quelqu'un m'appelait. Ce fut suffisant pour m'arracher à ma contemplation.
Le parquet prenait de l'assurance sous mes pieds à mesure que je progressais, devenant presque lisse, comme si on m'amenait quelque part de plus précis. Juste devant moi, une longue série de vitrines apparut, encadrées de manières différentes : certaines dorées, d'autres chargées de gravures fines ou rongées par le temps. Chacune d'elles contenait une seule chose : un miroir.
Et rapidement, ils étaient partout. Leur alignement devenait un indescriptible chaos visuel, un écho envoûtant où je me reflétais infiniment. Chaque miroir me renvoyait une version différente de moi.
Dans l'un, mes cheveux étaient parfaitement lissés, un sourire étudié illuminant mon visage : la version de moi qui vit en Story, qui like toutes les publications et réagit aux messages des autres avec un enthousiasme qui pèse sur la poitrine. Dans un autre, j'étais juste fatiguée, à bout de forces, mes épaules lourdes comme si la dépression d'un adulte s'était glissée dans mon corps d'adolescente. À gauche, il y avait une moi hargneuse, une sorte de bête sur la défensive, prête à claquer des dents si on s'approchait. Et au centre, presque imperceptible : une version silencieuse, comme un fantôme sans bouche, le regard noir d'angoisse et de terreur rentrées.
Je voulus détourner les yeux. Mais comment pouvait-on le faire, face à soi-même ? Ils me renvoyaient tout, ces maudits miroirs, et je n'avais aucun endroit où aller. Qui étais-je, finalement ? Est-ce que les autres voyaient la fille sympa, celle qui plaisante dans les couloirs et qui fait semblant que tout va bien ? Ou bien, penses-tu, voyaient-ils elle — celle que j'essayais d'enterrer jour après jour sous mes publications demain-effacées ?
Deux petites coupes de cristal derrière l'une des vitrines attiraient encore mon attention. Elles débordaient doucement d'un liquide lumineux, un nectar doré que je voulais toucher, boire, comprendre. Elles se frôlaient presque, posées sur leur rebord en verre, sans jamais se rencontrer vraiment. C'était ça, ma vie : des morceaux qui ne s'alignaient jamais entièrement, des doublures fragiles qui tentaient de me recoller.
Ma gorge se serra. Ce lieu était trop lourd de questions qui refusaient mes réponses. Un bruit sec claqua soudain derrière-moi : un craquement discret, presque trop parfait pour être accidentel. Je tournai la tête, et là, au milieu des éclats de lumière réfléchis dans mes centaines de reflets : un chat noir, fin, élégant, qui m'observait de ses yeux dorés.
Il pencha légèrement la tête — j'eus presque envie de dire qu'il se moquait de moi — puis, sans un bruit, fila entre les miroirs en un bond gracieux. Mon regard le suivit, et, comme sous une hypnose étrange, je me mis à marcher, mes pieds glissant nerveusement sur le parquet vers une autre étendue d'ombres et d'objets égarés.
La lumière vira au rouge, comme si quelqu'un avait tiré un rideau de velours devant une fenêtre invisible. Juste devant moi, un alignement de vitrines s'ouvrit, et leur contenu scintilla sous ce nouvel éclairage. Les murmures des miroirs étaient partis ; ici, tout était calme, trop calme, comme un salon somptueux figé dans une peinture.
Je m'approchai de la plus grande, attirée. À l'intérieur, une grappe de raisins noirs reposait sur un coussin soyeux, leurs grappes brillantes comme si elles avaient été plongées dans de la poussière d'étoiles. À côté, une grenade entrouverte laissait perler un jus rouge, épais comme du sang. Des figues dorées, des coupes trop pleines, tout criait la richesse et l'extravagance. Et cette richesse, je ne la reconnaissais que trop bien.
C'était ma vie, avant tout ça. Mon monde poli, trop bien décoré, où chaque chose, chaque réponse, chaque tenue était calculée pour exister comme on attendait qu'elle existe. Les gens voyaient tout ça sur mes photos. Sur nos photos de famille. Les émojis de brunchs parfaits. Les haies impeccablement taillées dans les stories de mon jardin.
Mais une autre odeur émergeait de cette vitrine : une moisissure si légère que je n'y aurais pas prêté attention… si je ne l'avais pas ressentie dans ma propre vie, depuis l'absence.
Tout cela, chaque détail, même parfait, n'était qu'une façade. Une peinture retouchée pour masquer la douleur évidente. Et s'ils savaient, ces gens qui envient… Pensèrent-ils aux fissures dans les murs, à la peine écrasante, même en riant au soleil ?
Cette fois, j'eus envie de hurler. Mais un mouvement dans l'ombre me coupa.
Le chat noir était revenu, ses yeux me fixant comme une clé qui semblait elle aussi ironiser sur ma confusion. Il bondit vers une lumière faible, m'invitant à le suivre encore. Je le fis, évidemment. Qu'aurais-je pu faire d'autre ?
Le chat me guida à travers ce nouveau détour, et je m'enfonçai dans l'obscurité où chaque pas semblait suspendre le temps. Les bruits derrière moi s'effacèrent, avalés par une ombre dense. Mais alors, une clarté froide perça devant moi, presque éblouissante après tant de velours et d'ombres riches. Un rayon glacé transperça le mur, et dans une nouvelle vitrine apparut une pièce unique.
Le verre de la vitrine semblait givré, constellé de fissures délicates. Elles encerclaient un objet central, chargé d'une majesté redoutable : une couronne de glace, translucide et acérée, posée devant un grand miroir qui absorbait tout ce qui l'entourait. Chaque détail du décor se reflétait, mais d'une manière déformée, étrange, comme si la vérité glissait sur la surface pour ne jamais vraiment s'y poser.
Je ressentis un poids, immense et pesant, que je ne pouvais pas nommer mais que je reconnaissais immédiatement. La couronne me fixait. Non, c'était le miroir. Non, c'était moi.
Cette pièce parlait de tout ce qu'il fallait cacher, tout ce qu'il ne fallait pas dire. Être forte. Tenir debout. Fermer sa bouche sur ce vide qui grandit chaque jour. La couronne reflétait une autorité morte, oubliée, mais qui continuait d'exiger. Et ce miroir, immense et terrifiant, retenait prisonnières toutes ces versions de moi que j'aurais voulu oublier. Des fragments. Des éclats. Des regrets.
Derrière la vitre gelée, je me devinai : plus jeune, plus naïve, un peu moins hantée. Je vis aussi celle que je portais encore parfois comme un masque : la fille forte, infaillible, inaccessible. Mais je savais. Oh, je savais. Que ce n'était que du givre. Que sous cette surface froide et brillante, quelque chose demandait à fondre.
Malgré moi, je levai les doigts vers le verre, et au moment où ma peau effleura la surface glacée, un craquement déchira l'air. Froid, net, comme une faille qui s'ouvre dans une montagne sous la pression. Puis tout explosa.
Les éclats de glace volèrent autour de moi, claquant contre les murs, et dans chaque morceau je revis tout ce que je voulais désespérément oublier : la honte, les murmures, le poids des regards, cette phrase qui revenait encore et encore dans mes pensées : mais qu'a-t-il fait ? Et pourquoi ne l'ai-je pas vu venir ? Avais-je détourné les yeux moi aussi, comme une complice de ses choix ? Est-ce que je mérite tout ça ? Est-ce que c'est ma faute ?
Je tombai presque en arrière, retenant de justesse un souffle court. Et dans l'écho laissé par le fracas de ces éclats, un grondement bas résonna au-dessus de ma tête. Le chat noir réapparut — distinct, calme, et pourtant si étrange que j'eus envie de l'appeler par un nom que je ne connaissais pas.
Il miaula doucement, sans me quitter des yeux. Et, comme avant, il sauta dans une ombre mouvante qui s'étendait sous un autre couloir.
Je ne savais pas pourquoi je le suivais encore. Mais je n'avais pas d'autre choix.
Mes pas se firent hésitants alors que cette fois, je débouchai dans une pièce dominée par une étendue sombre. C'était un endroit silencieux, comme une immense étendue de ruines, le sol recouvert d'un mélange de cendres et de copeaux à peine visibles. Mes chaussures crissèrent contre la matière. Je m'avançai lentement et, au cœur de cette noirceur ombragée, une chose surgit.
C'était un fauteuil immense, grandiose mais usé, solitaire et chargé d'un sentiment absurde de vide. Un trône, sans son roi. À quelques pas de là, la lumière se brisait sur des papiers éparpillés, jetés autour du meuble comme si quelqu'un s'était levé trop vite, sans prendre le temps de remettre tout en ordre. Des lettres à moitié ouvertes, trop lourdes d'importance pour être lues mais pourtant cruciales.
Et là, sur l'accoudoir du fauteuil, une couronne de fer reposait. Austère. Implacable. Immense. Rien qu'à la regarder, un soupir se bloqua dans ma gorge.
Cette vitrine me hurlait ce que je savais déjà, ce que je ressentais si fort que parfois ça me tenait éveillée la nuit : je n'avais pas choisi d'être ici, à cet endroit de ma vie. Je n'avais jamais voulu porter ce qui était tombé — cet héritage, cet après, cet... fardeau.
Tout cela, ce silence, cette poussière, ces documents illisibles qui formaient ma vie depuis des mois, c'était le vide laissé par l'absence de ce père qui avait tenu la place centrale. C'était le poids d'un départ qui demandait à une fille de quatorze ans ce que même les adultes avaient du mal à assumer : être forte.
Je m'avançai vers le trône, regardant la couronne comme si elle allait me parler. Elle ne produisit aucun son.
Et à cet instant, je voulais poser des mots que je n'avais jamais osé murmurer. Des mots que je ne savais peut-être même pas former.
"Je suis fatiguée. J'ai peur. Et je suis en colère."
Mais tout ce que je fis fut reculer.
Le chat noir apparut à nouveau, sa silhouette se découpant contre l'ombre. Cette fois, il ne me jugea pas. Il se contenta de me regarder, puis de s'éloigner doucement vers une lumière plus chaude qui perçait au loin.
Une lumière douce me fit enfin lever les yeux. La vitrine suivante s'effaçait lentement pour révéler un jardin lumineux. Cette fois, les murs eux-mêmes semblaient avoir disparu. Des oiseaux de papier, suspendus dans l'air, planaient doucement au-dessus de plantes luxuriantes. Des fleurs s'ouvraient lentement, comme si elles respiraient avec moi.
Au centre de cette vision éclatante, une vasque de bronze où coulaient trois petits ruisseaux d'eau scintillante. Entre eux, trois cristaux translucides brillaient doucement. L'eau circulait, se partageait, se donnait librement.
Je tendis la main et l'eau caressa ma paume comme pour me dire : tu n'es pas seule.
C'était ça : la compréhension soudaine que je n'avais pas à porter seule le poids de tout cela. Que demander de l'aide n'était pas une honte. Que mes copines, ma mère, les adultes autour de moi — ils voulaient m'aider. Que la force, ce n'était pas d'être seule. C'était de savoir quand demander du secours.
Les trois cristaux se touchaient enfin. Ils partageaient la même lumière.
Je me mis à sourire. Pas un grand sourire. Juste quelque chose d'honnête. Parce que pour la première fois depuis longtemps, il me sembla possible d'aller mieux. Pas parfaitement bien. Juste… mieux.
Je laissai une larme tomber dans cette eau. Elle y glissa sans bruit, disparaissant parmi ces flux transparents qui murmuraient encore : tu n'as pas à tout porter. Laisse-nous t'aider. Tu seras toujours assez.
Et, pour la première fois depuis si longtemps… J'y crus.
Le prochain espace m'attendait encore, mais dans cette partie, je ne me sentis plus seule.
Le chat noir reparut, sorti de nulle part, comme s'il devinait que ce moment méritait encore un guide silencieux. Cette fois, il n'eut même pas besoin de miauler pour que je comprenne. Son regard fixait une courbe au-delà du jardin ; un nouveau chemin m'attendait, entre ombres et reflets mouvants.
Je le suivis comme on suit un fil, ou peut-être une promesse. Et après quelques pas, le paysage changea à nouveau.
Les murs s'épaissirent, reprenant leur place, mais avec la texture ondoyante et inachevée d'un croquis. Devant moi, nichée dans un écrin circulaire, une vitrine s'étalait. Elle contenait une scène étrange, miniature, presque absurde dans ce lieu où tout semblait si lourd et solennel. Derrière le verre, trois petites silhouettes s'animaient autour d'un travail en commun : une cathédrale à moitié bâtie, en mosaïques fines. Elles manœuvraient ensemble des pièces minuscules, chaque main semblant compléter les erreurs des autres, chaque mouvement se calant sur celui de son voisin. Aucune ne dominait. Aucune ne dirigeait, seule.
Je restai figée devant cette scène déjà si vivante. Il y avait quelque chose de rassurant, profondément apaisant, dans cette manière qu'avaient ces artisans imaginaires de se tendre instinctivement des outils, comme si tout coulait de source. Un puzzle humain qui respirait la simplicité et la vérité.
Et quelque chose en moi grinça doucement, comme si un vieux verrou s'ouvrait à l'intérieur.
Pendant si longtemps, j'avais cru que j'étais seule. Que je devais tout tenir, tout assembler, tout résoudre sans faillir. Que demander de l'aide était une faiblesse, une preuve d'échec. Je m'étais construite cette idée, sûrement parce que ça faisait peur de dépendre d'autres personnes, parce que cela voulait dire s'avouer vulnérable, fragile, incomplète.
Mais ces artisans me disaient le contraire, doucement, sans un mot : la vérité n'est pas dans les murs que l'on construit seul. Elle est dans la confiance, dans l'élan partagé, dans les mains tendues qui ramassent ce que tu fais tomber.
Et devant eux, devant cette minuscule cathédrale imparfaite mais si belle, je gravis un étage dans ma tête. Je sentis mon idée fixe se fissurer un peu, lâcher prise : je n'étais pas obligée de tout porter. Pas obligée de jongler seule avec l'immense bordel de ma vie.
Mais il y avait encore une pièce. Une dernière. Et je savais, sans vraiment savoir pourquoi, que c'était là que tout prendrait sens.
Alors, tout naturellement, je fus attirée par l'ultime espace. Je savais qu'il était le dernier, que la clé de ce cabinet étrange se trouvait là.
Le chat noir me guida sans bruit, sa fine silhouette disparaissant dans la lumière qui s'éclatait contre un grand cercle suspendu au centre. Ce dernier espace n'était pas comme les autres. Il vibrait. Non pas de bruits ou de courants électriques, mais d'un calme intense, comme si le temps lui-même hésitait à continuer.
Au centre de la pièce flottait un cristal brut, grand comme mes deux paumes réunies. Il scintillait doucement, capturant la lumière d'un rayon invisible, la réfractant en toutes directions. Autour de lui, de minuscules balles de jongleur semblaient en suspension, comme abandonnées en plein mouvement. Certaines étaient parfaitement rondes, d'autres cabossées, imparfaites, mais elles flottaient avec grâce, tournoyant dans une danse infinie.
Je m'approchai, hésitante. Je levai une main pour toucher le cristal — il me semblait si important, si essentiel. Mais ce n'était pas le cristal dont je devrais me méfier. C'étaient les balles qui dansaient si près de moi.
Elles allaient tomber un jour. Bien sûr qu'elles allaient tomber. Rien ne peut vraiment rester en suspension comme ça, pas pour toujours. J'étais moi-même une jongleuse maladroite depuis le début. Et chaque chose que j'ajoutais dans mes mains — chaque mensonge, chaque faux sourire, chaque regard à éviter — me débordait un peu plus.
Mais quelque chose dans ce tourbillon m'apaisa, au lieu de me terrifier. Peut-être que la vérité était là : ça n'avait pas tant d'importance si les balles tombaient, parfois. Elles étaient faites pour être rattrapées — et si je n'arrivais pas à toutes les rattraper… alors quoi ? Alors peut-être que quelqu'un d'autre le ferait. Ou peut-être que ce n'était pas grave.
Ces balles en suspension avaient l'air d'accepter une vérité simple : que jongler, ce n'est pas de la magie. C'est de l'équilibre, de l'adaptation, de l'imprévu. Et que perdre une balle, parfois, fait partie même de cet art étrange.
Je laissai mes épaules se détendre un peu. Pour la première fois depuis des mois, je me permis une vulnérabilité toute simple : cette acceptation que je n'étais pas parfaite. Que je n'avais pas besoin de l'être. Que je pouvais jongler. Et que si je ratais, ce n'était pas la fin du monde.
Le chat noir apparut une dernière fois. Cette fois, il ne disparut pas dans l'ombre. Il s'assit calmement, me regardant d'un air presque complice. Je compris que c'était le moment de partir.
Je longeai la pièce vers le seuil, et, sans me retourner, je saisis la poignée de la porte. Les clés, dans ma poche, tintaient doucement, mais elles n'étaient plus lourdes. Juste présentes. Juste là.
Avant de franchir la porte, pourtant, je me retournai un instant.
Le cabinet me paraissait différent. Plus chaleureux. Plus doux. Même dans ce silence feutré, il semblait m'avoir donné quelque chose.
Je murmurai simplement :
— Merci.
Et je sortis de cet endroit.
Dehors, l'air était frais. Le soleil descendait doucement, juste assez pour baigner la rue d'une lumière d'un or timide, comme s'il avait attendu la fin de ma visite.
Et là, pour la première fois depuis si longtemps, mon souffle s'apaisa.
Parce que oui : ce n'était pas facile. Ce ne serait pas facile. Mais ce que je voulais, plus que tout, c'était me donner une chance. Une chance de ne pas être parfaite, de ne pas pouvoir tout porter. Une chance d'être humaine, fragile, parfois cassable. Et c'était bien suffisant.
Et ça… c'était déjà assez.
Giulia S.