Le Cabinet

J’ouvris la porte d’un geste lent, presque cérémonieux, les clés froides serrées dans ma main tremblante comme une confession trop longtemps retenue. Déjà, une étrange secousse me traversait. Ce cabinet, muet et immobile, semblait m’attendre depuis des siècles, patient comme ces silences lourds qui précèdent des révélations fulgurantes. Dès que j’y pénétrai, quelque chose me saisit : une fragrance indéfinissable, dense, mélancolique – un parfum d’encaustique ancien mêlé aux relents d’un bois embué par le temps. Mais il y avait aussi une douceur sucrée, subtilement obsédante, presque charnelle, comme le miel sombre qui s’échappe d’une fissure dans un arbre mourant.


L’air était une vapeur ancienne, lourdement suspendue. Sous mes pas, le sol de bois produisait des échos feutrés, comme s’il chuchotait des confidences étouffées. C’était presque une chapelle, mais ses autels ne servaient pas aux prières.


À première vue, rien. Ou presque. Une pièce nue, dénuée d’ornements. Mais en avançant, je découvris un piédestal au centre, froid, noir comme le néant. Là reposait un objet unique, isolé : une graine sombre, arrondie, hermétique, fermée comme un poing contenant un secret inavouable. Pas d’écrin pour la sublimer, pas d’artifice qui l’accompagne. Elle dormait, brute et contenue, un silence chargé de promesses.


En m’approchant davantage, je vis que cette graine absorbait la lumière, annihilant toute volonté de comprendre. Mes attentes se heurtaient à son vide énigmatique : un commencement refusé. Elle était mon modèle originel… Celui que j’avais toujours protégé, caché, préservé comme une relique. La chose en laquelle je croyais être unique. Tous mes soupirs, mes impatiences, mes curiosités glissaient sur elle comme la pluie sur une pierre insensible.


Et pourtant, une question se forma en moi : avais-je, moi aussi, une telle graine enfoncée dans mon âme ? Féconde, mais immobile, scellée dans une inertie délibérée ? Je me décrochais de cette énigme, avançant à travers l’ombre, tandis que mes pas me portaient un peu plus loin, comme ces rêves où l’on marche vers l’inconnu, le cœur partagé entre la peur et le désir.


La pièce suivante, éclairée faiblement, ressemblait à une pliure au creux de l’âme. Les murs, tapissés d’un silence viscéral, contenaient un simple tableau : sur une table basse reposaient deux fragments de miroir, séparés par une ligne rugueuse, une fissure implacable. Entre eux – absence. Une plaie invisible, vibrante.


Je m’approchai, et dans ces éclats réfléchis, je vis mon visage morcelé. Déconstruit, double. Mon propre reflet semblait divisé en deux silhouettes dissonantes. Mes yeux, multipliés, me rendaient un regard ironique, presque cruel. C’était là : le besoin constant de performer, de livrer au monde une version de moi – polie, maîtrisée – et pourtant cet autre besoin, plus secret et intime, de reconnaissance sincère : cette validation rare, presque sacrée, venue de ceux capables de me voir comme je suis. Deux miroirs qui ne se rencontreraient jamais. Deux désirs irréconciliables.


Était-ce un portrait de l’humanité fracturée, rongée par le doute ? Ou le reflet précis de mon âme, ballottée, imparfaite, à la recherche d’unité ? Je reculai, incapable d’affronter plus longtemps cette vérité cinglante.


Puis, l’air changea. Une chaleur douce imprégna l’espace, comme un soupir échappé des entrailles mêmes de la pièce. Plus loin, je pénétrai dans une alcôve boisée où trois cristaux bruts reposaient dans un bassin de métal sombre. Entre eux coulait une liquide scintillant, fluide – un mercure vivant, argenté, troublant.


Je restai là, des heures peut-être, hypnotisée par cette rivière silencieuse. Elle était sans début ni fin, un sillage perpétuel qui se déployait sans cause ni destination. Mon esprit oscillait entre une paix étrange et une soif insatiable.


Était-ce cela que j’attendais ? Un mouvement continu, une dissolution dans une fluidité lumineuse, le murmure constant qui nettoyait tout ? Une communion invisible, une harmonie que je n’avais encore jamais rencontrée dans mon quotidien.

Mais je détournai les yeux.


Et soudain, la morsure du froid. Violente, brutale. Une pièce d’une blancheur crue, glacée. Deux statues de sel, figées dans une supplication inachevée, dressées parmi une tempête de flocons éternels. Je tendis la main, et en touchant leur surface, le sel fondit immédiatement sous mes doigts, laissant mes paumes tachées d’une humidité corrosive.


C’était un souvenir de peur – la paralysie. La crainte d’être vue tel que je suis. Pas assez. Pas à la hauteur. Une usurpatrice. Une éternelle évidence me murmurait au creux de l’esprit : ils découvriront bientôt que tu n’as pas ta place ici.


L’espace vibrait d’un éloignement insupportable. Était-ce de l’amour devenu poison qui animait ces figures, ou une épreuve insurmontable ? Un rapprochement éternellement retardé, où le destin s’amusait à caresser nos failles ? C’était cruel, comme un miroir grimaçant, projetant mes propres doutes dans une vérité congelée.


Plus loin, la scène se fit infernale. Une épée rougeoyante, marquée par le feu, plantée dans le cœur d’un tronc calciné. Le monde autour de moi n’était que cendres et cicatrices, le souvenir tangible des batailles récentes.


Je reconnus cette colère muette, dirigée à la fois vers les autres et moi-même. Ici s’écrivaient les jugements reçus, les regards qui condamnaient. Les critiques. Les coups. Cette insupportable urgence de me justifier, de prouver à tout moment que j’étais digne.


Pourtant, en voyant cette épée qui fumait encore, je compris : il n’était plus nécessaire de répondre à chaque attaque. Cette croyance – qu’il fallait se battre à chaque instant ou périr – fondait elle aussi dans les cendres.


Puis vint la lumière. Une lumière tendre, immatérielle. Dans la dernière salle flottait un jardin suspendu, une forêt luminescente ancrée dans l’éther. Les fleurs noires se dressaient dans un silence doré et des fruits lourds et éclatants pendaient à des branches serpentines.


Je me tenais là, seule au centre. Non pas comme une étrangère, mais comme une exilée qui retrouve enfin sa terre. Ce jardin… Il n’était pas un triomphe, mais un apaisement. Une victoire douce que je pouvais juste contempler, calmement, sans prétention et sans devoir.


Puis, dans une salle finale, je trouvai le trône vide. Recouvert de mousse et de lierre sauvage, une couronne de branches y était posée délicatement, comme un trésor abandonné.


Et dans cet espace nu, offert, je compris : ce que j’avais toujours gardé en moi, protégé farouchement – la graine sombre – n’était pas une prison. C’était une source. Les modèles originels, ces parts closes de moi-même, pouvaient se multiplier. Tout cela n’attendait qu’un geste : une liberté que je pouvais enfin m’accorder.


Les clés glissèrent de mes mains, résonnant sur le piédestal comme une note finale.


Avant de partir, je murmurais, sans savoir si je parlais au cabinet ou à ma propre âme : « Merci. »


Le cabinet ne répondit pas. Mais il n’en avait pas besoin. Car je savais, désormais, que je pouvais répondre à moi-même.

Billie E.